Comment la transition énergétique façonne-t-elle les territoires ? Mise en perspectives et questionnement multi dimensionnel autour de l’aménagement du territoire, du paysage et de la transition énergétique.

 

Interview de Bertrand Folléa, directeur de la chaire d’entreprise ’Paysage et énergie’ à l’École nationale supérieure de paysage de Versailles - Marseille (ENSP)

Temps de lecture estimé : 6 mn

Bertrand Follea a le sourire Bertrand Folléa est paysagiste urbaniste concepteur, diplômé de l’ENSP de Versailles et titulaire du DEA “Jardins, paysages, territoires” délivré par l’École d’Architecture Paris-La Villette et l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS). Il est par ailleurs engagé dans l’enseignement et la recherche en étant professeur associé à l’INSA Centre Val de Loire (Ecole de la nature et du paysage).

Co-fondateur, avec Claire Gautier, de l’agence Folléa-Gautier paysagistes urbanistes, il dispose de plus de 30 années d’expériences d’urbanisme, d’aménagement du territoire et de maîtrise d’œuvre.

Il est paysagiste-conseil de l’État depuis 1994 et ancien paysagiste-conseil du ministère de la Culture, auprès de la Direction de l’architecture et du patrimoine (2004-2009).

Il a reçu le Grand Prix National du Paysage en 2016 et il est l’auteur de ’L’Archipel des métamorphoses - la transition par le paysage’ paru aux Éditions Parenthèses en 2019

 

L’interview :

https://vimeo.com/595181278

 

-Bertrand Folléa, avant d’aborder la transition énergétique, pouvez-vous nous faire un point historique de la vision portée sur l’énergie et plus globalement sur l’aménagement du territoire ?
BF : Les dernières décennies nous ont fait rentrer de plain-pied dans la deuxième révolution industrielle qui est celle du pétrole, du gaz et de l’électricité à la suite de celle du charbon et de la vapeur.
Après la seconde guerre mondiale, ces énergies fossiles sont présentées aux populations comme abondantes, peu chères, faciles d’utilisation et apportant progrès et confort dans tous les domaines : habitat, transport, loisirs, équipements, agriculture.
En parallèle se développe une idéologie moderniste en matière d’aménagement du territoire ("du passé faisons table rase"). Ce sentiment de (sur)puissance, donné par l’accès facile à l’énergie, se traduit notamment par l’étalement spectaculaire de l’urbanisation (on habite loin de son travail). Les territoires sont ainsi rapidement séparés selon leurs fonctions, on parle de zoning (habitat, industrie, loisirs, commerces).
Cette logique entrainera rapidement des difficultés dans la vie quotidienne, comme le temps passé dans les transports. Autre conséquence de cette énergie abondante : l’accès au tourisme de masse mondial par l’avion.
Cette seconde révolution industrielle démultiplie les rendements agricoles en particulier par la production et l’utilisation massive d’intrants (engrais, produits phytosanitaires) dans l’agriculture intensive.
Les paysages ruraux vont en être totalement bouleversés et vont également subir cette logique de zoning, parfois même à l’échelle de régions qui vont se spécialiser soit dans les cultures, soit dans l’élevage, au dépend de la polyculture-élevage.
Les conséquences de toutes ces évolutions sont désormais connues : confort matériel fantastique mais aussi pollutions, changement climatique (tempêtes, inondations, sécheresses, canicules…), conflits mondiaux autour de l’approvisionnement en gaz et pétrole.
Avant les révolutions industrielles, la production d’énergie était partout présente dans la vie au quotidien sur le territoire : moulins à eau dès le 11e siècle puis à vent au 16e siècle, biomasse et ressource bois, animaux de trait.
Aujourd’hui la production d’énergie est concentrée majoritairement sur une poignée de grand sites (19 centrales nucléaires, quelques ports méthaniers et pétroliers) et les centrales hydroélectriques en montagne. D’une énergie congrue omniprésente on est passé à une énergie abondante, mais abstraite, produite loin de nos lieux de vie. La production a disparu de notre écran radar, pendant que la consommation explosait !

Cet accès à l’énergie, désormais généralisé à l’échelle de la planète, et qui pose ces problèmes de dérèglements climatiques, est le fruit d’une vision de l’aménagement du territoire. Au sortir de la guerre, les grands équipements (autoroutes, pylônes, centrales nucléaires…) construits sur décisions venant d’en haut (en mode « top down ») apportaient un confort nouveau, et une certaine idée du bonheur et du progrès, aux populations. Mais si cet aménagement "Gaullien" et "Pompidolien" du territoire était une idéologie acceptable au 20e siècle, la situation aujourd’hui est radicalement différente.

La transition énergétique doit nous permettre de réviser totalement notre vision de l’aménagement du territoire. Il faut passer de "l’aménagement du territoire" au "projet de paysage".

-Pour comprendre comment passer de "l’aménagement du territoire" au "projet de paysage", pouvez-vous nous donner une définition du paysage ?
BF
 : Le terme de paysage est complexe. Un paysage est fait pour partie de territoire, avec relief, végétation, infrastructures, bâti, etc, et l’“écheveau de relations” entre ces éléments qui font sa “matérialité”, et pour une autre partie par “les gens” et leur façon de percevoir et vivre ce territoire. Ils font partie à 100% du paysage !
La définition européenne du paysage parle bien de partie du territoire « perçue par les populations ».
La notion de territoire englobe des relations écologiques entre les éléments (géologie, topographie, végétation, constructions…) et la notion de paysage rajoute le champ des relations “sensibles” des populations avec ce territoire. Si on ne raisonne pas “paysage” dans l’aménagement du territoire on se coupe de ce champ.
Interroger les gens sur leur façon de voir et de vivre le paysage permet l’articulation entre cadre de vie et modes de vie, ceux-ci devant absolument changer dans la transition écologique et énergétique : on ne peut plus continuer la surconsommation de ressources et de foncier.
Comme le paysage évolue tous les jours, qu’on peut le façonner, cela nous permet d’en faire un moyen d’actions. C’est un vecteur de transformation de nos modes de vie (perceptions, usages, appropriations, actions …) et de nos cadres de vie dans la logique de la transition énergétique et écologique.

-Bertrand Folléa, vous préconisez de considérer le paysage "comme un projet", pouvez-vous nous expliquer pourquoi ?
BF
 : Un projet c’est aussi bien l’objectif que la démarche pour l’atteindre. L’objectif de ce projet est de façonner un paysage sobre, décarboné et résilient.
Pour atténuer le changement climatique (paysage sobre et décarboné) il faut décloisonner les champs sectoriels de l’aménagement du territoire et faire se croiser l’économie, les mobilités, l’habitat, les cultures et l’énergie.
Pour s’adapter au changement climatique, le paysage résilient doit avoir la capacité à encaisser les chocs : augmentation de la chaleur, érosion des sols et de la biodiversité, aggravation des risques, raréfaction de l’eau.
Cela suppose d’influer sur les modes de vie et de redessiner les cadres de vie.
On voit bien l’intérêt de cette entrée "projet de paysage" pour agir de façon orientée sur l’aménagement du territoire.

-En quoi l’approche paysagère peut-elle être considérée comme un moyen de transition énergétique et écologique ?
BF
 : On ne doit pas considérer le territoire comme une surface neutre à équiper, ni comme une carte postale à protéger, ni comme un décor à planter.
Cette approche paysagère de l’aménagement du territoire permet d’introduire une réflexion qualitative (moins technique et plus facile d’accès qu’une approche énergéticienne quantitative), d’aborder la question de la transition énergétique dans sa globalité (et non de la réduire à une succession d’implantations d’équipements d’énergies renouvelables) avec l’action participative des populations (et non leurs réactions négatives …).
La démarche paysagère aide à responsabiliser les habitants à la sobriété énergétique à l’échelle domestique et locale.
Elle offre aussi la possibilité de promouvoir la mixité des fonctions des installations de production d’énergie renouvelables plutôt que l’exclusivité spécialisée (exemple : l’agrivoltaïsme).
Avec l’approche paysagère, le travail se fait au contact du réel et de la perception sensible, plus concrète que des chiffres et des cartes. C’est un instrument de concertation participative qui réunit autour de la table des personnes d’horizons multiples y compris du monde de l’énergie qui doit s’adapter pour parler un langage accessible à tous.

-Où peut-on placer la notion de paysage dans le concept de développement durable ?
BF
 : Avoir une approche de l’aménagement du territoire par le paysage pour une transition énergétique ça a évidemment des liens énormes avec l’économie mais aussi avec le social (on a parlé de concertation, de cadre de vie mais aussi cohésion sociale, santé…) et bien sûr avec l’environnement (biodiversité, réduction des risques, gestion des ressources etc.). On est à la croisée des 3 piliers du développement durable quand on est actifs, concrets, opérationnels dans l’ambition de faire la transition énergétique dans les territoires par la démarche paysage !